Attractivité, formation, intégration, fidélisation : intégrer le jeu en entreprise est-ce un enjeu primordial ou un risque majeur ?
Dans un marché du travail tendu où presque tous les secteurs peinent à recruter, et où les candidats ont le choix, les entreprises cherchent à se mettre en valeur, à attirer, à se démarquer… elles rivalisent d’originalité et certaines n’hésitent plus à inviter le jeu dans leurs locaux : escape game de recrutement, serious game pour évoluer… entre ceux qui louent la démarche et ceux qui parlent d’infantilisation, les retours semblent mitigés : alors, intégrer le jeu en entreprise : vraie bonne idée ou trop gros risque ?
Pour mieux appréhender le sujet et les enjeux, nous avons rencontré un expert du sujet : Julian ALVAREZ, enseignant chercheur à l’université de Lille (INSPE / CRISTAL) et de Valenciennes (UPHF/LARSH), et responsable R&D en ludopédagogie chez Immersive Factory afin qu’il nous éclaire sur le terme « gamification » et qu’il nous partage son avis et ses conseils.
Julian ALVAREZ est spécialisé dans les sciences de l’information et de la communication et étudie tout ce qui est en lien avec le jeu (jeux sérieux, jeux vidéo…). Après une première vie de concepteur de jeux (éducatif ou non pour des clients tels que TF1, Ed. Milan…), Julian éprouve une certaine frustration : quand on conçoit un jeu, il est rare d’avoir des retours utilisateurs et des questions restent sans réponse : les leviers ont-ils bien fonctionné ? l’intention de départ voulue par le concepteur est-elle celle vécue par le joueur ? Souhaitant investiguer ce domaine de recherche, Julian passe son doctorat à l’âge de 37 ans et contribue ainsi à intégrer l’étude du « serious game » dans la recherche académique. Aujourd’hui chercheur, il est également responsable pédagogique du Diplôme Universitaire APLJ (Apprendre Par Le Jeu) à l’INSPE de Lille.
Gamification, ludification, serious play et serious game : petit point sur la terminologie
Co&Sens : « Gamification, ludification, serious games, serious play… aujourd’hui, on utilise tous ces mots pour parler de « jeux sérieux ». Que représentent-ils ? Peut-on les utiliser indifféremment ou sont-ce des concepts distincts ? »
Julian ALVAREZ : « La gamification est aujourd’hui un mot valise comme pouvait l’être celui de serious game au milieu des années 2000. La gamification est un procédé de design. C’est l’idée d’introduire dans tous les domaines de conception (textile, mobilier, véhicule…) des éléments de jeu notamment dans des objets ou des contextes qui en sont dépourvus. Par exemple, introduire sur le tableau de bord d’une voiture la représentation d’une fleur dont les pétales poussent si vous avez une conduite souple ou bien fanent dans le cas contraire.
On peut aussi parler de toyification quand il s’agit de prendre appui sur le design de jouets (ex : fabrication d’éponges en forme d’animaux).
Le serious play (ou activité de jouer sérieusement) représente quant à lui le fait de jouer en ayant pour objectif un but utilitaire précis, tels accéder à un message, s’entraîner, être évalué(e)…
De son côté, le serious game, représente l’objet (artefact) avec lequel on joue. Ainsi, lorsque l’on propose un jeu sérieux, il faut concevoir à la fois le support avec lequel jouer (plateaux, cartes, dés…), mais aussi « la façon de jouer » (avoir le droit de faire des grimaces pour signifier son désaccord, montrer un objet des yeux…). L’artefact et la façon de jouer sont complémentaires.
Pour être à même d’arbitrer le jeu, d’accompagner les participants dans le bon déroulement de la partie, et afin de maximiser les chances d’atteindre les objectifs utilitaires, on conseille d’intégrer une médiation humaine assurée par un formateur. Il doit cependant savoir aussi assurer la fonction de maître du jeu à l’instar de ceux que l’on trouve pour des jeux de rôle ou des escape games par exemple.
La ludification est la traduction française de gamification, mais c’est aussi un vocable qui existe dans la langue anglaise. Cela désigne l’emploi du ludique, de l’amusement dans un contexte comme la classe ou en entreprise par exemple.
On parle de ludicisation quand un groupe d’individus se met d’accord sur le fait qu’un artefact ou une activité représente du jeu. En effet, le jeu est une perception subjective. Il faut donc se mettre d’accord pour définir au sein d’un groupe pour savoir ce qui relève du jeu ou non. »
Fonctionnement et intérêts
Co&Sens : « Comment cela fonctionne-t-il ? »
Julian ALVAREZ : « Avant tout, le jeu sérieux ou le process gamification doit répondre à un besoin, par exemple intégrer le jeu dans un parcours d’intégration ou pour rendre une formation plus engageante. Le jeu sera – dans ce cas- utilisé comme un moyen de rendre les choses plus attrayantes ou plus accessibles.
Le jeu peut servir à rendre plus clair quelque chose de complexe (contextualiser) comme lorsque l’on se sert de l’image de parts de tarte pour aborder la notion de proportion.
Le jeu peut être un moyen d’engager les participants (motiver) : en effet, la dimension ludique peut s’avérer attrayante pour des participants lorsqu’il s’agit d’aborder des notions arides ou complexes.
Le jeu permet également de tester des hypothèses (approche par essais / erreurs) : bon nombre de jeux poussent à recommencer plusieurs fois jusqu’à obtenir la victoire. Il faut donc améliorer ses stratégies et éprouver des hypothèses pour gagner lors de chaque itération.
Le jeu peut ainsi être un levier important d’attractivité et de fidélisation en intéressant les candidats/ collaborateurs, en les engageant et en améliorant leur qualité de vie et leurs conditions de travail.
Pour exploiter pleinement l’expérience du jeu terminé, il est nécessaire, à travers un débrief, de prendre du recul (c’est la distanciation) pour notamment conscientiser les savoir-être et les savoir-faire (des aptitudes et compétences conscientes ou inconscientes) mobilisés durant la partie. Celui-ci s’opère après le jeu et à l’ensemble des participants et sert à analyser la partie, les stratégies déployées, les actions réalisées, les hypothèses testées, les résultats obtenus…
Ainsi, le jeu peut avoir 3 applications, identiques à celles que l’on retrouve dans le système éducatif ou dans les démarches d’amélioration collective. »
Jouer dans la sphère du travail
Co&Sens : « Traditionnellement, le jeu est associé aux loisirs, est-il possible de l’intégrer dans la sphère professionnelle et est-ce une bonne idée ? »
Julian ALVAREZ : « Jouer dans la sphère des loisirs et dans celui du cadre du travail n’est pas la même chose. En milieu professionnel, il y a des enjeux et des instrumentalisations spécifiques du jeu qui sont opérés. Des fonctions utilitaires sont associées au jeu par celui qui le propose aux participants.
Dans ce contexte, des précautions sont nécessaires : si la forme n’est pas adaptée au public, il y a un risque d’infantilisation, si l’approche est très (trop) descendante, il y a un risque de rejet ; si le système de score est calé sur les cadences de production, il peut y a voir des problèmes d’éthique… Le jeu sérieux ne doit pas non plus être inclus dans les temps de pause, il fait partie du temps de travail.
Il faut également prendre en considération la façon dont le jeu est utilisé : parfois jouer peut correspondre à une soupape de décompression pour des postes stressants ; si les jeux tacites qu’opèrent des employés pour gérer le stress sont remplacés par des « jeux sérieux » imposés par la hiérarchie, la soupape n’existe plus…
De la même façon, la perception du jeu est importante : pour certains managers, jouer représente un manque de productivité. Le jeu peut également être mal perçu par les collaborateurs et réactiver des souffrances passées (comme lorsqu’on est choisi en dernier dans les équipes de sport à l’école), ou être source de stress (faire face au regard des autres, au regard des managers…).
L’après – jeu est également à penser et à gérer. Il ne faut pas qu’il y ait de « représailles » ; il faut que les « rapports » entre ceux qui ont joué ne soient pas bouleversés (notamment entre managers et salariés). »
Co&Sens : « Quels conseils donneriez-vous à une entreprise qui voudrait se lancer dans la gamification et notamment l’intégrer dans ses process RH ? »
Julian ALVAREZ : « Premièrement, il faut qu’il s’agisse d’une démarche authentique. Intégrer le jeu doit être une réponse à une envie déjà exprimée et partageable entre tous. Il faut également être transparent quant aux règles et aux objectifs recherchés. Ensuite, il faut être attentif à bien clôturer le temps du jeu sans qu’il n’y ait de conséquences négatives pour les joueurs. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que le jeu est une épreuve, il faut que ce soit valorisant et valorisé dans l’entreprise.
Je conseillerai également aux entreprises de s’interroger en amont sur les raisons qui les poussent à aller vers la gamification : pourquoi vouloir intégrer le jeu ? Quels sont les objectifs recherchés ? La démarche ne doit pas être gratuite, elle doit avant tout répondre à un besoin, on n’intègre pas le jeu pour être à la mode ou pour faire comme les autres. Les entreprises doivent également se demander si elles sont prêtes à aller jusqu’au bout de la démarche et modifier leur organisation du travail en conséquence ?
L’intégration du jeu peut également être à l’initiative des employés qui décident de jouer à des jeux de société après le repas. Ces temps d’échanges informels peuvent être l’occasion d’évoquer des problèmes, de s’exprimer ou simplement de décompresser. »
Méthodologie, outils, coûts
Co&Sens : « Existe-t-il une méthode simple pour intégrer le jeu au sein des entreprises ? »
Julian ALVAREZ : « On peut considérer qu’il y a 3 phases dans le jeu :
L’avant-jeu : Avoir des objectifs clairs : pourquoi le jeu ? Est-ce que le jeu est accepté par les collaborateurs ? co-construction du ou des jeux que l’on souhaite mettre en place. Le jeu ne doit pas être imposé, il faut pouvoir proposer des alternatives.
Le jeu : il commence par une introduction : phase de prise en main et de partage des règles. Le support du jeu ne doit en aucun cas devenir un frein à la mise en place du jeu. Ensuite on réalise le jeu. On débriefe et on referme l’espace du jeu.
L’après-jeu : il est important de donner des feedbacks sur les jeux mis en place, à quoi cela a-t-il servi ? Pourquoi ces activités ont-elles été réalisées ?… Lors de l’après-jeu, il faut prendre garde à ne pas comparer les groupes – ce qui pourrait être contreproductif et source de tensions. Il faut aussi savoir prendre du recul et relativiser. Le contexte reste important (être en phase de recrutement ou de team building nous place sur des niveaux d’enjeux différents), les personnes avec qui l’on joue comptent également : avoir que des leaders dans un même groupe peut empêcher certains de s’exprimer pleinement… »
Co&Sens : « Quels sont les outils du jeu et son coût ? »
Julian ALVAREZ : « Il n’y a pas de limites, on peut jouer avec tout artefact : avec une simple éponge, on peut faire un jeu. Il suffit de concevoir la manière de jouer avec cette éponge. De la même façon, la réalité virtuelle peut être mobilisée. Ainsi, le jeu peut prendre n’importe quel support : analogique, hybride, virtuel. Quelle que soit la modalité, il faut se poser la question de la mise en cohérence entre le public utilisateur et le jeu proposé au regard des objectifs utilitaires visés.
Au niveau des budgets, on peut partir de sommes proches de zéro avec des jeux low tech (avec du papier, du carton et des ciseaux), puis des tarifs intermédiaires (quelques milliers d’euros) avec des jeux de société, des jeux de cartes et/ou des jeux de rôles pour aller jusqu’à des jeux plus onéreux (centaines de milliers ou millions d’euros) avec la réalité augmentée ou la réalité virtuelle.
Il existe tous les tarifs. La question qu’il faut se poser est celle de l’efficience : le rapport entre le budget investi au regard du résultat recherché.
Quel que soit le projet, un coût à prendre en compte c’est celui de la conception. Il est important. Il comprend l’ingénierie, la réalisation du jeu et la mise en place de tests (a-t-on atteint les objectifs utilitaires visés ? Y a-t-il eu des effets non directs, des effets sur le long terme ? comment va-t-on évaluer les résultats ? Quels sont les indicateurs ? … ). »
Le jeu, plus qu’un enjeu d’entreprise, un phénomène de société ?
Julian ALVAREZ : « Aujourd’hui, on assiste à un phénomène de société, le jeu n’est plus réservé à une seule catégorie de public, il s’est démocratisé : c’est la société toute entière qui se ludifie ; on s’inscrit dans la continuité de la pop culture qui compte l’essor de la BD, des mangas, des animés, du cinéma, des jeux vidéo… on a besoin du jeu, n’oublions pas que celui-ci a également une fonction sociétale : il permet de s’intégrer à un groupe, d’établir des liens sociaux. On peut ainsi s’interroger sur les conséquences à ne pas jouer. »
En conclusion
Le jeu est donc bien aujourd’hui un levier important qui peut permettre aux entreprises d’améliorer la qualité de vie au travail de leurs salariés, leur façon d’apprendre et leur vécu en entreprise. Par ricochet, il va permettre d’augmenter leur attractivité et de booster leurs capacités de fidélisation. Il doit cependant être utilisé avec certaines précautions et mis en place dans de bonnes conditions – répondre à un besoin, correspondre aux valeurs de l’entreprise et faire partie d’une démarche authentique et intègre, nourrir la stratégie globale de l’entreprise et ne stigmatiser personne. Ces précautions prises, n’hésitons plus à « work hard & play hard ».
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